SUR
LA VALEUR SALVIFIQUE DE LA SOUFFRANCE
DANS
LA VIE DE L'EGLISE ET DU MONDE (2/5)
Evêché de Cochin (Inde)
Spe
Salvi
Agir et souffrir comme
lieux d'apprentissage de l'espérance.
35. Tout
agir sérieux et droit de l'homme est espérance en acte. Il l'est
avant tout dans le sens où nous cherchons, de ce fait, à poursuivre
nos espérances, les plus petites ou les plus grandes... Mais
l'engagement quotidien pour la continuation de notre vie et pour
l'avenir de l'ensemble nous épuise ou se change en fanatisme si nous
ne sommes pas éclairés par la lumière d'une espérance plus
grande, qui ne peut être détruite ni par des échecs dans les
petites choses ni par l'effondrement dans des affaires de portée
historique. Si nous ne pouvons espérer plus que ce qui est
effectivement accessible d'une fois sur l'autre ni plus que ce qu'on
peut espérer des autorités politiques et économiques, notre vie se
réduit bien vite à être privée d'espérance. Il est important de
savoir ceci: je peux toujours encore espérer, même si apparemment
pour ma vie ou pour le moment historique que je suis en train de
vivre, je n'ai plus rien à espérer. Seule la grande
espérance-certitude que, malgré tous les échecs, ma vie
personnelle et l'histoire dans son ensemble sont gardées dans le
pouvoir indestructible de l'Amour et qui, grâce à lui, ont pour lui
un sens et une importance, seule une telle espérance peut dans ce
cas donner encore le courage d'agir et de poursuivre. Assurément,
nous ne pouvons pas « construire » le règne de Dieu de nos propres
forces – ce que nous construisons demeure toujours le règne de
l'homme avec toutes les limites qui sont propres à la nature
humaine. Le règne de Dieu est un don, et c’est pourquoi
justement il est grand et beau, et il constitue la réponse à
l'espérance. Et nous ne pouvons pas – pour utiliser la
terminologie classique – « mériter » le ciel grâce à « nos
propres œuvres ». Il est toujours plus que ce que nous méritons;
il en va de même pour le fait d'être aimé qui n'est jamais une
chose « méritée », mais toujours un don. Cependant, avec toute
notre conscience de la « plus-value » du « ciel », il n'en reste
pas moins toujours vrai que notre agir n'est pas indifférent devant
Dieu et qu'il n'est donc pas non plus indifférent pour le
déroulement de l'histoire. Nous pouvons nous ouvrir nous-mêmes,
ainsi que le monde, à l'entrée de Dieu: de la vérité, de l'amour,
du bien. C'est ce qu'ont fait les saints, qui, comme «
collaborateurs de Dieu », ont contribué au salut du monde (cf. 1
Co 3, 9; 1 Th 3, 2). Cela garde aussi un sens si, à ce
qu'il semble, nous ne réussissons pas ou nous paraissons
désarmés face à la puissance de forces hostiles. Ainsi, d'un côté,
une espérance pour nous et pour les autres jaillit de notre agir; de
l'autre, cependant, c'est la grande espérance appuyée sur les
promesses de Dieu qui, dans les bons moments comme dans les mauvais,
nous donne courage et oriente notre agir.
36. Comme
l'agir, la souffrance fait aussi partie de l'existence humaine. Elle
découle, d'une part, de notre finitude et, de l'autre, de la somme
de fautes qui, au cours de l'histoire, s'est accumulée et qui encore
aujourd'hui grandit sans cesse. Il faut certainement faire tout
ce qui est possible pour atténuer la souffrance: empêcher, dans la
mesure où cela est possible, la souffrance des innocents; calmer les
douleurs; aider à surmonter les souffrances psychiques. Autant de
devoirs aussi bien de la justice que de l'amour qui rentrent dans les
exigences fondamentales de l'existence chrétienne et de toute vie
vraiment humaine. Dans la lutte contre la douleur physique, on a
réussi à faire de grands progrès; la souffrance des innocents et
aussi les souffrances psychiques ont plutôt augmenté au cours des
dernières décennies. Oui, nous devons tout faire pour surmonter la
souffrance, mais l'éliminer complètement du monde n'est pas dans
nos possibilités – simplement parce que nous ne pouvons pas nous
extraire de notre finitude et parce qu'aucun de nous n'est en mesure
d'éliminer le pouvoir du mal, de la faute, qui – nous le voyons –
est continuellement source de souffrance. Dieu seul pourrait
le réaliser: seul un Dieu qui entre personnellement dans l'histoire
en se faisant homme et qui y souffre. Nous savons que ce Dieu existe
et donc que ce pouvoir qui « enlève le péché du monde » (Jn
1, 29) est présent dans le monde. Par la foi dans l'existence de
ce pouvoir, l'espérance de la guérison du monde est apparue dans
l'histoire. Mais il s'agit précisément d'espérance et non encore
d'accomplissement; espérance qui nous donne le courage de nous
mettre du côté du bien même là où cela semble sans espérance,
tout en restant conscients que, faisant partie du déroulement de
l'histoire tel qu’il apparaît extérieurement, le pouvoir de la
faute demeure aussi dans l'avenir une présence terrible.
37.
Justement là où les hommes, dans une tentative d'éviter toute
souffrance, cherchent à se soustraire à tout ce qui pourrait
signifier souffrance, là où ils veulent s'épargner la peine et la
douleur de la vérité, de l'amour, du bien, ils s'enfoncent dans une
existence vide, dans laquelle peut-être n'existe pratiquement plus
de souffrance, mais où il y a d'autant plus l'obscure sensation du
manque de sens et de la solitude. Ce n'est pas le fait d'esquiver
la souffrance, de fuir devant la douleur, qui guérit l'homme, mais
la capacité d'accepter les tribulations et de mûrir par elles, d'y
trouver un sens par l'union au Christ, qui a souffert avec un amour
infini.
Dans ce
contexte, je voudrais citer quelques phrases d'une lettre du martyr
vietnamien Paul Le-Bao-Tinh (mort en 1857), dans lesquelles devient
évidente cette transformation de la souffrance par la force de
l'espérance qui provient de la foi. « Cette prison est vraiment
une vive figure de l'enfer éternel. Aux liens, aux cangues et aux
entraves viennent s'ajouter des colères, des vengeances, des
malédictions, des conversations impures, des rixes, des actes
mauvais, des serments injustes, des médisances, auxquels se joignent
aussi l'ennui et la tristesse. Par la grâce de Dieu, au milieu de
ces supplices qui ont coutume d'attrister les autres, je suis rempli
de gaieté et de joie, parce que je ne suis pas seul, mais le Christ
est avec moi [...]. Je vous écris ces choses pour que nous unissions
votre foi et la mienne: au milieu de ces tempêtes, je jette une
ancre qui va jusqu'au trône de Dieu; c'est l'espérance qui vit
toujours en mon cœur ».28 C'est une lettre de
l'enfer. S'y manifeste toute l'horreur d'un camp de concentration,
dans lequel, aux tourments de la part des tyrans, s'ajoute le
déchaînement du mal dans les victimes elles-mêmes qui, de cette
façon, deviennent ensuite des instruments de la cruauté des
bourreaux. C'est une lettre de l'enfer, mais en elle se réalise
la parole du psaume: « Je gravis les cieux: tu es là; je
descends chez les morts: te voici... J'avais dit: “Les ténèbres
m'écrasent...”, “...même les ténèbres pour toi ne sont pas
ténèbres, et la nuit comme le jour est lumière” ». Le Christ
est descendu en « enfer » et ainsi il est proche de celui qui y est
jeté, transformant pour lui les ténèbres en lumière. La
souffrance, les tourments restent terribles et quasi insupportables.
Cependant l'étoile de l'espérance s'est levée – l'ancre du cœur
arrive au trône de Dieu. Le mal n'est pas déchaîné dans l'homme,
mais la lumière vainc: la souffrance – sans cesser d'être
souffrance – devient malgré tout chant de louange.