SUR
LA VALEUR SALVIFIQUE DE LA SOUFFRANCE
DANS
LA VIE DE L'EGLISE ET DU MONDE (1/5)
Lumen
Fidei
16. La preuve la plus
grande de la fiabilité de l’amour du Christ se trouve dans sa mort
pour l’homme. Si donner sa vie pour ses amis est la plus grande
preuve d’amour (cf. Jn 15, 13), Jésus a offert la sienne
pour tous, même pour ceux qui étaient des ennemis, pour transformer
leur coeur. Voilà pourquoi, selon les évangélistes, le regard
de foi culmine à l’heure de la Croix, heure en laquelle
resplendissent la grandeur et l’ampleur de l’amour divin. Saint
Jean place ici son témoignage solennel quand, avec la Mère de
Jésus, il contempla celui qu’ils ont transpercé (cf. Jn 19,
37). « Celui qui a vu rend témoignage — son témoignage est
véritable, et celui-là sait qu’il dit vrai — pour que vous
aussi vous croyiez » (Jn 19, 35). F. M. Dostoïevski, dans
son oeuvre L’idiot, fait dire au protagoniste, le
prince Mychkine, à la vue du tableau du Christ mort au sépulcre,
oeuvre de Hans Holbein le Jeune : « En regardant ce tableau un
croyant peut perdre la foi ».
La peinture représente en effet, de façon très crue, les effets
destructeurs de la mort sur le corps du Christ. Toutefois, c’est
justement dans la contemplation de la mort de Jésus que la foi se
renforce et reçoit une lumière éclatante, quand elle se révèle
comme foi dans son amour inébranlable pour nous, amour qui est
capable d’entrer dans la mort pour nous sauver. Il est possible de
croire dans cet amour, qui ne s’est pas soustrait à la mort pour
manifester combien il m’aime ; sa totalité l’emporte sur
tout soupçon et nous permet de nous confier pleinement au Christ.
17. Maintenant, à la lumière de sa Résurrection, la
mort du Christ dévoile la fiabilité totale de l’amour de Dieu. En
tant que ressuscité, le Christ est témoin fiable, digne de foi (cf.
Ap 1, 5 ; He 2, 17), appui solide pour notre foi. « Si le Christ
n’est pas ressuscité, vaine est votre foi ! », affirme saint
Paul (1 Co 15, 17). Si l’amour du Père n’avait pas fait
ressusciter Jésus d’entre les morts, s’il n’avait pas pu
redonner vie à son corps, alors il ne serait pas un amour pleinement
fiable, capable d’illuminer également les ténèbres de la mort. …
la fiabilité de Jésus, qui se fonde, oui, dans son amour
jusqu’à la mort, mais aussi dans son être Fils de Dieu. Justement
parce que Jésus est le Fils, parce qu’il est absolument enraciné
dans le Père, il a pu vaincre la mort et faire resplendir la
plénitude de la vie. Notre culture a perdu la perception de cette
présence concrète de Dieu, de son action dans le monde. Nous
pensons que Dieu se trouve seulement au-delà, à un autre niveau de
réalité, séparé de nos relations concrètes. Mais s’il en était
ainsi, si Dieu était incapable d’agir dans le monde, son amour
ne serait pas vraiment puissant, vraiment réel, et il ne serait donc
pas même un véritable amour, capable d’accomplir le bonheur qu’il
promet. Croire ou ne pas croire en lui serait alors tout à fait
indifférent. Les chrétiens, au contraire, confessent l’amour
concret et puissant de Dieu, qui agit vraiment dans l’histoire et
en détermine le destin final, amour que l’on peut rencontrer, qui
s’est pleinement révélé dans la Passion, Mort et Résurrection
du Christ.
56.
En écrivant aux chrétiens de Corinthe sur ses tribulations et ses
souffrances, saint Paul met en relation sa foi avec la prédication
de l’Évangile. Il dit, en effet, que s’accomplit le passage de
l’Écriture : « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé » (2
Co 4, 13). L’Apôtre se réfère à une expression
du Psaume 116, où le psalmiste s’exclame : « Je
crois lors même que je dis : je suis trop malheureux » (v.
10). Parler de la foi amène à parler aussi des épreuves
douloureuses, mais justement Paul voit en elles l’annonce
la plus convaincante de l’Évangile ; parce que c’est
dans la faiblesse et dans la souffrance qu’émerge et se découvre
la puissance de Dieu qui dépasse notre faiblesse et notre
souffrance. L’Apôtre même se trouve dans une situation
de mort, qui deviendra vie pour les chrétiens (cf. 2 Co 4,
7-12). À l’heure de l’épreuve, la foi nous éclaire, et
dans la souffrance et dans la faiblesse nous apparaît clairement que
« (…) ce n’est pas nous que nous prêchons, mais le Christ
Jésus, Seigneur » (2 Co 4, 5). Le chapitre 11 de
la Lettre aux Hébreux se conclut par la référence
à ceux qui ont souffert pour la foi (cf. 11, 35-38), parmi lesquels
une place particulière est attribuée à Moïse, qui a pris sur lui
l’opprobre du Christ (cf. v. 26). Le chrétien sait que la
souffrance ne peut être éliminée, mais qu’elle peut recevoir un
sens, devenir acte d’amour, confiance entre les mains de Dieu qui
ne nous abandonne pas et, de cette manière, être une étape de
croissance de la foi et de l’amour. En contemplant l’union du
Christ avec le Père, même au moment de la souffrance la plus grande
sur la croix (cf. Mc15, 34), le chrétien
apprend à participer au regard même de Jésus. Par conséquent la
mort est éclairée et peut être vécue comme l’ultime appel de la
foi, l’ultime « Sors de la terre », l’ultime « Viens ! »
prononcé par le Père, à qui nous nous remettons dans la confiance
qu’il nous rendra forts aussi dans le passage définitif.
57.
La lumière de la foi ne nous fait pas oublier les souffrances du
monde. Pour combien d’hommes et de femmes de foi, les
personnes qui souffrent ont été des médiatrices de lumière
! Ainsi le lépreux pour saint François d’Assise, ou pour
la Bienheureuse Mère Teresa de Calcutta, ses pauvres. Ils ont
compris le mystère qui est en eux. En s’approchant d’eux, ils
n’ont certes pas effacé toutes leurs souffrances, ni n’ont pu
leur expliquer tout le mal. La foi n’est pas une lumière qui
dissiperait toutes nos ténèbres, mais la lampe qui guide nos pas
dans la nuit, et cela suffit pour le chemin. À l’homme qui
souffre, Dieu ne donne pas un raisonnement qui explique tout, mais il
offre sa réponse sous la forme d’une présence qui accompagne,
d’une histoire de bien qui s’unit à chaque histoire de
souffrance pour ouvrir en elle une trouée de lumière. Dans le
Christ, Dieu a voulu partager avec nous cette route et nous offrir
son regard pour y voir la lumière. Le Christ est celui qui,
en ayant supporté la souffrance, « est le chef de notre foi et la
porte à la perfection » (He 12, 2).
La
souffrance nous rappelle que le service rendu par la foi au bien
commun est toujours service d’espérance, qui regarde en avant,
sachant que c’est seulement de Dieu, de l’avenir qui
vient de Jésus ressuscité, que notre société peut trouver ses
fondements solides et durables. En ce sens, la foi est reliée à
l’espérance parce que, même si notre demeure terrestre vient à
être détruite, nous avons une demeure éternelle que Dieu a
désormais inaugurée dans le Christ, dans son corps (cf. 2
Co 4, 16-5, 5). Le dynamisme de foi, d’espérance et de
charité (cf. 1 Th 1, 3 ; 1 Co 13,
13) nous fait ainsi embrasser les préoccupations de tous les hommes,
dans notre marche vers cette ville, « dont Dieu est l’architecte
et le constructeur » (He 11, 10), parce que «
l’espérance ne déçoit point » (Rm 5, 5).
Dans
l’unité avec la foi et la charité, l’espérance nous projette
vers un avenir certain, qui se situe dans une perspective différente
des propositions
illusoires des idoles du monde, mais
qui donne un nouvel élan et de nouvelles forces à la vie
quotidienne. Ne
nous faisons pas voler l’espérance, ne permettons pas qu’elle
soit rendue vaine par des solutions et des propositions immédiates
qui nous arrêtent sur le chemin, qui « fragmentent » le temps, le
transformant en moments ; c’est le temps qui gouverne les moments,
qui les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne, d’un
processus. L’espace fossilise le cours des choses, le temps
projette au contraire vers l’avenir et incite à marcher avec
espérance.